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[extrait de Confections, 2016]

 

 

Le sphinx

Quel âge puis-je bien avoir? Cinq ou six ans, sept peut-être. Mon grand-père me garde. Peut-être ai-je chopé la coqueluche ou la varicelle, et on m’a mis en quarantaine chez lui pour éviter que je ne contamine ma jeune fratrie. Philias, le père de ma mère, tour à tour cultivateur, restaurateur — quelque part entre le snack bar et la binnerie —, secrétaire de commission scolaire de campagne, agent d’assurances rurales — il savait lire, écrire et compter. Nous sommes assis dans la véranda — chez lui, on dit un «solarium» — à regarder des magazines illustrés. Dans l’un d’eux, une image — un dessin, en fait — du sphinx de Gizeh. On m’en a déjà parlé, je sais un peu ce que c’est, j’ai appris que c’est énorme et que ça se trouve en Égypte. Curieusement, le dessin n’en fait voir que la tête, comme si elle existait par elle-même. Perplexe, je m’en étonne à mon grand-père — lequel, tout aussi perplexe que moi, me répond qu’on a sans doute dû poser le reste à côté, sur une petite table. Je ne réplique pas : première dissonance cognitive de ma mémoire enregistrée. Je ne réponds rien. En revanche, par devers moi, je me rends compte que je sais quelque chose qu’il ignore — lui qui a pourtant mille ans, qui marche avec une belle canne en acajou, et qui sait faire tant de choses.

Quelque part dans mon cerveau reptilien, ce jour-là, je note que les vieux, on ne peut vraiment pas toujours s’y fier.

Tant il est vrai que Philias me fera la mauvaise blague de mourir, peu d’années plus tard. Il a été malade plusieurs semaines, on a même fait venir un «lit d’hôpital» chez lui, où l’on cause à voix plus basse qu’à l’accoutumé. Je sens que quelque chose ne va pas comme d’habitude. Lorsqu’on m’annonce son décès, je propose qu’on le laisse dans son fauteuil, près de la grosse radio du chapelet en famille, qui fait de drôles de bruits lorsqu’on tourne le bouton trop loin de CKAC. «Comme ça, il aura l’air de faire sa sieste d’après le souper...»

 

*


Né en 1877 — dix ans à peine après la Confédération —, mon grand-père avait donc pour ainsi dire connu John A. Macdonald, le curé Labelle et la reine Victoria. Il avait conservé certaines expressions qui paraissaient déjà surannées à la prétentieuse modernité de mes six ans. Il recevait ses assurés en les appelant «mon sieur», et ça rimait avec «seigneur». Il arrivait que Philias me grondait — doucement — lorsque je «menais trop de train». Je ne comprenais pas en quoi, même excité, je pouvais rivaliser avec une locomotive du CN. C’est L’Arlésienne de Bizet qui, un jour, éclaira la loupiote de ma caboose : «De bon matin / J’ai rencontré le train / De trois grands rois / Dessus le grand chemin...» Il ne s’agissait évidemment pas de chemin de fer, mais du «grand train» — forcément fastueux en décibels — d’un cortège royal plein de carrosses grinçants et de chameaux blatérant. Il me faudra encore «une bonne escousse» pour comprendre que la «fleur» qu’il conservait dans une sorte de huche à la cuisine n’était pas un calque félon de l’anglais mais de l’on ne peut plus fine fleur de froment. Pour l’«escousse», en revanche, je cherche encore. Mais il paraît que ça se disait, itou, dans les sénéchaussées angevines de l’ancien temps. Je compris également bien plus tard qu’il m’arrivait de bretter en faisant mes devoirs autant qu’un cadet de Gascogne avec son épée, de zigonner en faisant ma toilette – comme un violoneux (t)tzigane avec son archet, de maganner la pelouse, en courant, plus que Gengis Khan ne mehaignait l’herbe sous le pas de ses chevaux.

Philias — j’avais, en lisant Jules Verne, noté la subtile différence avec le prénom de Fogg, Phileas — fumait la pipe, dont il avait une petite collection, à l’odeur parfois forte, qui traînaient un peu partout dans la maison, jamais très loin d’un crachoir de laiton — un spitou’ne en brasse — qui, lui, me levait légèrement le cœur, surtout lorsque six ou sept vigoureux cultivateurs, venus payer leur prime d’assurances au moment de la «collection», y vaquaient à leurs énergiques expectorations. J’ai retrouvé au fil des ans, des actes de naissance écrits à la main, et parfois le curé était plus ou moins analphabète — c’est-à-dire, il avait appris par cœur le latin de la messe, et il transcrivait par oreille ce qu’il entendait autour des fonts baptismaux : parfois Philias, d’autres fois Philéas, on s’en sacrait pas mal, de toute façon, quand il n’y avait pas assez de patates pour tout le monde, que la jument allait mettre bas, que la moitié de la famille allait mourir, elle, en bas âge.

Mais les pipes de mon grand-père sont toutes des pipes droites, alors que je sais qu’il en existe aussi à tuyau recourbé. «Pourquoi t’en as pas?» «Ah, fait-il. Les pipes, mon garçon, c’est comme les gens — ils prononçait «genses», naturellement : j’aime mieux les droites que les croches.» Je ne suis pas certain que Magritte eût acquiescé, ni Sherlock Holmes,naturally. Je n’ai pas pour ma part suivi son strict exemple au cours de ma propre — et longue — carrière de fumeur de pipe. J’en fumai aussi de très croches — et c’est peu dire, si j’inclus le tuyau des narghilés et des chichas. Mais c’était un bel apologue.

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