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Le crucifix

[extrait de Confections]

 

 

 

Mercato d’Addis Abeba. Comme presque tous les samedis matin en dehors des weekends de camping et de chasse, je viens y pratiquer mon amharique de ruelle mais aussi ce sport dont je m’étonne d’autant plus d’y avoir éprouvé autant de plaisir qu’il m’a inspiré par la suite une assez grande répugnance: le marchandage. Mais il est vrai que cette pratique fait partie des us et coutumes de la plupart des sociétés où le prix n’est pas dûment inscrit sur les choses en code-barres, avec le lieu de fabrication (en Dinde, par exemple), le pourcentage de gras trans, le mode de lavage et la date de péremption. Au point qu’il y est non seulement stupide d’acheter sans marchander puisque le prix «de départ» n’a rien à voir avec les attentes réelles du vendeur, mais surtout impoli et grossier: le marchandage transforme une banale et profane transaction commerciale en échange proprement humain. 

 

Il y a un moment que je convoite, à l’échoppe d’un petit marchand d’artisanat, un crucifix de bois un peu rustique, d’une naïveté gracieuse, qui me touche — et m’intéresse.

J’ai appris les règles de base du «jeu»: je regarde à peu près partout dans la boutique sauf l’objet de ma convoitise. Personne n’est dupe, mais il faut quand même faire comme si. Kebede ou Assefa — j’ai oublié, mais je le sais sûrement déjà, à ce moment-là — finit par me proposer l’obscur objet de mon désir, vu que j’ai déclaré trop élevé le prix qu’il me proposait pour tel poignard danakil, telle statuette konso, tel collier de coquillages ou tel bougeoir en défenses de phacochère. Je consens à y jeter un œil avec le genre de soupir que l’on ne peut réprimer lorsqu’on doit se contenter d’un prix de consolation. Tout est en place, la phase sérieuse de la partie peut maintenant commencer.

 

Je ne me souviens pas exactement à quel montant Assefa — ou Kebede — démarra, mais il prit évidemment soin de me prévenir que ce n’était pas donné, et qu’il était déjà perdant en ne m’en demandant que trente birs— trente dollars éthiopiens. J’ai parfaitement entendu, mais je le fais répéter. Il confirme. Je feins déjà l’apoplexie — en invoquant de grands saints du calendrier éthiopien, Kedous Giorgis, abuna Pantaleon, Téklé Haymanot. «Trente birs? Mais c’est le salaire mensuel d’un ouvrier», m’indignai-je. J’ai beau être blanc, mon amical adversaire voit que je ne suis pas bleu. Il encaisse, sans broncher, descendant rapidement — autour de vingt, disons. Je menace toujours de m’arracher les cheveux, de déchirer ma chemise, d’effilocher mon jeans comme un rocker, en sollicitant derechef la miséricorde d’une autre flopée de bienheureux du terroir: Ezana d’Axoum, Moussa le Noir, Guébré Menfès Kedous...

 

J’ai appris à les connaître parce que c’est en m’empressant moi-même de solliciter l’aumône en leur nom que je me débarrasse, sans les vexer et en les faisant généralement rire aux éclats, des mendiants qui, en ville, se précipitent sur tout ce qui ressemble à un frenji, à un «étranger».

 

Kebede ou... — bon, ça va, Kebede — sourit, presque. J’avance mon pion en l’assurant je ne lui en donnerai pas plus de dix, comme... — je cherche — comme les dix commandements de Dieu, tiens, ou les dix plaies d’Égypte, si tu préfères, guaddegnaye, mon ami. L’œil brillant, Kebede rapplique, rapide comme le cobra qui terrorise les paysans de l’arrière-pays: «Mais, getaye, monsieur, tu veux payer moins que treize dollars, moins qu’il y a de mois dans ce pays?» Le calendrier éthiopien en compte effectivement treize, dont douze, lunaires, de trente jours, plus le petit mois de pagoumié, les cinq ou six jours épagomènes des anciens Grecs rajoutés pour faire en sorte que le soleil et la lune se rattrapent au moins une fois par année.

 

Je suis d’une horrible mauvaise foi, je me fais penser à Tullius Detritus dans La zizanie. Je lui fais remarquer une très légère — et, au demeurant, tout à fait charmante — asymétrie dans le visage du Christ. Je me ravise: «Regarde, c’est abîmé... Je t’en donne cinq, allez, comme les cinq livres de la torah de Moïse.» Au tour de Kebede de commencer à s’étrangler de ses propres mains: «Sept, getaye, sept! Il a fallu sept jours à Dieu pour créer le monde, je ne peux pas laisser aller son Fils pour moins que cela...» Je l’interromps: «Mais... le septième, Kebede, il s’est reposé, non? Tu veux me faire payer pour le jour où Dieu a pris congé?» Lui aussi m’interrompt: «Je t’offre le café, getaye?» J’accepte, bien entendu. Et, pendant la demi-heure que met son assistant à revenir du buna betavec les deux minuscules tasses de café turc aromatisé à la cardamome, nous parlons de la pluie et du beau temps — surtout du beau temps puisque, comme le proclament les pubs d’Ethiopian Airlines à l’époque, nous sommes dans le pays des treize mois de soleil...

 

Fin de la mi-temps, coup de sifflet de la deuxième demie. «Alors, c’est conclu pour sept birs», d’ouvrir Kebede, d’une manière quasiment «agressive», comme disent les commentateurs sportifs. Déjà, à ce prix-là, sans même savoir combien mon vendeur avait lui-même payé ce saint artefact, j’aurais fait une sacrée bonne affaire. Mais je ne suis pas en train d’acheterun bibelot, je suis en train de le marchander! Je feins donc de me lever, lourd, triste et déçu, tournant de nouveau mon regard vers le poignard, soupesant une fois de plus la statuette, lorgnant un coquillage du collier dans la lumière du jour, caressant le bougeoir comme on caresse la tête d’un enfant mourant. «Sept? Non, non... Pardonne-moi, mais je ne peux pas... Tu trouveras sûrement un acheteur plus riche que moi, je te le souhaite et te souhaite aussi...»

 

Mais Kebede me coupe en m’attrapant par la manche. Je dois être sa première vente de la journée, et ça porte malheur de la louper. «D’accord, getaye, quatre dollars, comme Markos, Lucas, Mateos et Ioannis...» Je me retourne: «Oh, mon ami... il faudrait que je paie le prix de quatre évangiles qui racontent la même histoire, alors qu’il n’y a que deux testaments, l’ancien et le nouveau?» Kebede lève les yeux au ciel en se frappant la poitrine: «Mais regarde cette croix, getaye, regarde... Il y a là le fils de Dieu... Et ils sont trois dans ce Dieu-là, tu le sais bien, c’est même» — il se met la main sur le cœur avec un petit gloussement — «c’est même le nom de notre empereur bien-aimé» — Hailé Sélassié, c’est-à-dire, en effet, «Puissance de la Trinité». «Comment pourrais-je aller en bas de trois dollars?»

 

Je suis à la veille de porter l’estocade; je déguste déjà mon triomphe, tout en le dissimulant sous un regard chargé d’hypocrite componction; ni Tartuffe ni le Chat Botté de Shrek, je vous jure, n’auraient fait mieux. C’est-à-dire... pire. «Certes, mon ami, certes — et longue vie à Sa Majesté, mais... il n’y a tout de même qu’un seul Dieu, Kebede: ende bir — un dollar!»

 

Des mécréants eussent pu être tentés de poursuivre le jeu encore un peu dans l’espoir d’obtenir le petit crucifix gratis, sous prétexte que Dieu... n’existe pas. Même Voltaire, j’en suis sûr, n’eût pas forcé sa chance aussi cavalièrement.

 

De chance, je n’en ai pas, il s’en faut, toujours eu autant. Et j’ai sûrement dû payer bien des fois cette «bonne affaire», y compris à Kebede que je pratiquais régulièrement. Nous devînmes presque amis. Le samedi, je me fournissais chez lui en petites icônes colorées ou en pointes de lances ébréchées; et il ramenait, lui, un peu de cashà la maison. Comme quoi on peut faire du commerce autrement que Walmart et Amazon. 

 

 

[1] Les Danakils (ou Afars) et les Konsos sont des ethnies minoritaires de l’Éthiopie, de souche linguistique couchitique.

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