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Le genre d’intérêt que je portais aux timbres fit en sorte que je préférai toujours leur valeur d’usage à leur valeur d’échange, pour le dire à la manière des économistes. D’usage, c’est-à-dire, dans mon cas, de plaisir, fût-il intensément instructif. La philatélie est pourtant aussi une activité qui peut vite devenir l’objet d’un commerce de haut vol. Je ne m’intéressai jamais vraiment à ce qui, à cet égard, établit et détermine, selon les lois du marché, la valeur commerciale d’un timbre: la perfection de sa dentelure, l’épaisseur ou l’usure du papier sur lequel il est imprimé, la présence ou l’absence, au dos, de l’encollage d’origine, les traces — horreur — de charnières;
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ou, encore, les innombrables erreurs de typographie ou d’impression qui, d’un vulgaire timbre, pouvait quasiment faire un Koh-i-nor, pour lequel on aurait été prêt à tuer père et mère ou, pis encore, à trahir un autre philatéliste: variation infinitésimale de couleurs à cause d’une plaque usée, verrue du mauvais côté de la narine royale, présence d’un grain de beauté à peine visible au dessus du sourcil droit du président-à-vie-bien-aimé de Vulgarie («et au fait, vous me ferez fusiller le ministre des Postes...»).


En 1956, la RDA émit un timbre en hommage à Robert Schumann, avec son portrait et, en fond de scène, une partition de... Franz Schubert. Hélas, la bourde fut imprimée en tellement d’exemplaires qu’elle ne valut jamais au timbre la valeur que sa bizarrerie aurait pu lui procurer. Schade.

L’argent de poche parental, les quelques dollars de pelouses tondues ou la substance d’un cadeau d’anniversaire permettaient aussi, parfois — ô fête! — d’aller saliver devant le présentoir philatélique de la librairie-papeterie-bijouterie-tabagie Laliberté. Je ressens encore l’émotion de ces quatre timbres grecs achetés dans la clairière d’un jeudi, comme chantait Brel (quoique, au collège où j’allais, c’était plutôt le mercredi après-midi); j’en ai même conservé l’enveloppe: Greece Pictorials, 1942-1944, Price: 10¢.

On y voit quatre monastères gravés en taille douce monochrome, deux juchés sur un escarpement rocheux, le Pantocrator de 100 et 200 drachmes, l’Asprotamos de 10 drachmes et le couvent de l’île de la Souris, à Corfou, d’une valeur de 25 000 drachmes, manifestement victime de l’inflation.



​C’est également de cette manière que je me procurai les premiers timbres triangulaires de ma vie.



Aujourd’hui, un tas de pays, y compris le Canada, émettent des timbres en forme de pièces de puzzle, de lapins de Pâques ou de balles de baseball.


Postes CanadaPost a récemment émis — première mondiale, semble-t-il — une série de vignettes lenticulaires consacrée au cinquantième anniversaire de Star Trek.

Mais, «dans ce temps-là», qui sait, le fait de découvrir que des timbres pouvaient ne pas être bêtement rectangulaires prédisposait peut-être à remettre en question, un jour, un certain nombre d’autres évidences.
Diverses circonstances me ramenèrent aux timbres vers la fin de la quarantaine, après une éclipse — mais jachère ou dormance seraient sans doute des termes plus exacts. Et c’était assez fascinant de retrouver ainsi une passion adolescente intacte — avec... pas mal plus de moyens! Pas au point, naturellement, de convoiter le treskilling suédois jaune de 1855, évalué par Scott, la bible des traders de timbres, à plusieurs fois le prix de grands Riopelle.


Mais assez tout de même pour pouvoir me procurer quelques petits trésors. Je songe notamment à un vieil album truffé de timbres du 19e siècle:


des Léopold Ier de Belgique encore tout guillerets, des États de l’Église sobres et hiératiques, des rois de Prusse on ne peut plus bleu de Prusse, des François-Joseph d’avant sa calvitie, des fleurs de lis du duché de Parme, des 30 kreutzer allemands à vous arracher une larme, du temps de l’administration postale de Thurn und Taxis. Le bonheur, pour à peine le prix de quelques cartouches de clopes.






Je me fis également plaisir en m’offrant un exemplaire de cette émission dite «de la présidence» datant de l’élection du prince Louis-Napoléon Bonaparte comme chef d’État de la IIe République, à la suite de la révolution de 1848. Le flirt républicain du petit fils de l’impératrice Joséphine ne dura certes que jusqu’au célèbre 2 décembre 1851 où l’éphémère président s’impérialisa lui-même. Les premières émissions postales du 19e siècle étant ce qu’elles étaient, le nouvel empereur put récupérer les ci-devant plaques républicaines sur lesquelles il n’eut qu’à substituer la mention • Empire • Franc • à la désormais obsolète • Répub • Franc • au-dessus de son impérial profil.


Je dus une partie de cette explication à Jean Lapointe, qui me vendit le spécimen lors d’une foire annuelle à la place Bonaventure, à l’époque où, après avoir été chansonnier et fondateur d’un centre de désintoxication, mais avant de devenir sénateur, il s’était installé comme marchand de timbres. Comme quoi la philatélie mène à tout — pourvu qu’on n’en sorte jamais tout à fait. Je finis par comprendre que j’avais une nette prédilection pour ces vieux timbres. Non que leur valeur eut été si considérable, ce n’était pas le cas. Mais leur facture un peu primitive, leur gravure souvent naïve et toujours monochrome, leur oblitération la plupart du temps grossière me faisaient l’effet de m’être empiffré d’une demi-douzaine de madeleines de Proust.

Quand — et ça vient assez vite — votre environnement familial a enregistré votre engouement philatélique, il y contribue souvent de bon cœur en vous dumpant tous les coins d’enveloppes reçues dans les boîtes aux lettres de la paroisse. Je parle au passé: de nos jours, en effet, non seulement les factures arrivent-t-elles désormais par internet, mais aussi bien les lettres d’amour et les missives de rupture. À l’époque dont je parle, on se retrouvait rapidement avec suffisamment d’exemplaires du même timbre pour s’engager résolument dans l’indispensable sport de l’échange.


Ado, on a évidemment peu de sous et, donc, on ne dispose que de fort modestes moyens pour accroître sa collection. J’y parvenais essentiellement en pratiquant l’échange avec des amis habités par une semblable passion, ainsi que la correspondance.

Une autre source d’approvisionnement, à l’âge où, comme chantait Brassens, s’amuser tout seul ne suffit plus, fut, pour moi, la correspondance, à laquelle m’avait initié mon instituteur de septième année, le frère Victor-André, parti peu de temps après missionner en Rhodésie. Celui-ci m’avait proposé un échange épistolaire avec l’un de ses nouveaux élèves, Clement. J’acceptai avec enthousiasme, au début de mes études secondaires, en 1960, à douze ans, dans un anglais laborieux qui exigeait bien des brouillons avant de pouvoir être mis au propre. Mais je recevais plein de choses en échange: des informations fascinantes de ce qui se passait dans la vie d’un de mes contemporains de l’autre bout du monde, de l’évolution politique qui secouait son pays, lequel passait d’un protectorat britannique aux lubies d’un suprématiste blanc puis à l’ubuesque dictature de Mugabe, qui y sévissait toujours à la dernière mouture de ces pages. Et aussi des timbres, modestes mais impitoyables témoins de tout cela.






La correspondance me plut. J’aimais écrire; échanger sur tout et sur rien avec des jeunes de mon âge me ravissait plus que de jouer au hockey cosom ou d’aller niaiser les filles à l’aréna. Un demi siècle plus tard, je me souviens encore avec émotion de ces correspondants, tous et toutes disparus de mon écran radar depuis belle lurette, dispersés comme amis de Rutebeuf autant que vent emporte. Sauf Anne, qui me fit découvrir, au fil d’interminables lettres, les merveilles de la philatélie belge et en particulier les gloires artistiques ou architecturales de son petit royaume.




